Depuis le début du massacre dans la bande la Gaza, de plus en plus d’États font entendre leur voix sur la scène internationale, qu’ils soutiennent bec et ongles Israël ou qu’ils se soulèvent pour appeler à sauver les Palestiniens. Quid de la Russie dont le positionnement est très peu médiatisé ?
« Je suis frappé par la discrétion de la presse russe quant aux derniers événements dans la bande de Gaza. Pour l’instant, cela n’a suscité aucune réaction majeure de la part de la Russie. Il n’y a pas eu de manifestation verbale forte. » Pour Jean de Gliniasty*, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et ancien ambassadeur de France à Moscou, il y a de quoi s’interroger sur la « discrétion » de la Russie. Si les manifestations pro-israéliennes comme pro-palestiniennes y sont inexistantes, Moscou est bel et bien présent sur la scène proche-orientale actuelle. Le pays de plus de 145 millions d’habitants a toujours joué un rôle non négligeable dans l’histoire d’Israël et de la Palestine.
Le 17 mai 1948, l’URSS est le premier État à reconnaître Israël, un État qui semble alors, à tort, avoir une tendance socialiste. Entre les lignes, Moscou entend à ce moment-là précipiter le départ des Britanniques de la Palestine. Mais rapidement, l’Union soviétique change son fusil d’épaule face au rapprochement du nouvel État juif vers l’Occident et la montée des nationalismes arabes. Moscou tisse alors des liens avec les mouvements de résistance palestiniens. L’URSS est « plus arabe que les Arabes », affirme à la fin des années 1980 un dirigeant du Fatah. Elle est parmi les premiers États à reconnaître celui de Palestine, dès 1988.
À la chute de l’Union soviétique, le Kremlin entend certes continuer à entretenir des relations non seulement avec les Palestiniens, mais aussi avec de nombreux pays arabes ainsi qu’Israël. Les contrôles qui empêchent jusque-là les juifs russes à émigrer sont levés. Et la Russie, depuis plus de 75 ans, prône la solution à deux États et l’application des résolutions de l’ONU dans le dossier israélo-palestinien. Pour Moscou, l’objectif est de maintenir un équilibre dans la manière de gérer ses actions régionales.
Parler à toutes les parties
Dès son élection en 2000, Vladimir Poutine noue des relations étroites avec Israël, pays dans lequel se trouve alors plus d’un million de ressortissants russes. Il cultive un lien rapproché avec le Premier ministre Ariel Sharon ainsi que ses successeurs. « Il faut savoir que Poutine, en fait, est philosémite, explique Jean de Gliniasty, ce que lui reprochent d’ailleurs certains milieux d’extrême droite. »
« Quand on regarde l’historique des contacts entre Netanyahu et Poutine, il y en a eu beaucoup. Pas moins d’une douzaine de fois. À la faveur de ses différents mandats de Premier ministre (1996-1999 ; 2009-2021 ; et de nouveau depuis 2022), Benyamin Netanyahu s’est rendu pas moins de quatre fois à Moscou, plus que dans toute autre capitale à l’exception évidemment de Washington. Certaines de ces rencontres ont même eu lieu pendant la guerre civile en Syrie, alors que l’armée israélienne bombardait régulièrement les milices pro-iraniennes et la force Al-Qods de l’Iran, pourtant alliée en Syrie de la Russie. Moscou faisait mine de ne pas savoir ce qu’il en était au grand dam de Téhéran », témoigne David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques.
Dans le même temps, Vladimir Poutine manifeste entre autres son soutien à la légitimité de la cause palestinienne. Il reçoit ainsi l’ancien chef du Hamas Ismaël Haniyeh en 2022, pour essayer de capitaliser sur son rôle de médiateur, sur le retour d’une nouvelle puissance russe au Moyen-Orient.

Le 7-Octobre, un moment charnière
Les attaques du Hamas contre Israël et le début du massacre des Palestiniens de la bande de Gaza changent la donne. « C’est un moment charnière, analyse David Rigoulet-Roze. C’est un point de bascule parce que la profondeur des liens maintenus jusque-là entre Israël et la Russie commence à être mise en question du fait du maintien des relations de Moscou avec le Hamas dont une délégation est notamment reçue le 26 octobre 2023, soit trois semaines à peine après le massacre du 7 octobre qui n’a jamais été officiellement été condamné par Vladimir Poutine ».
Vladimir Poutine met en effet plusieurs jours à présenter ses condoléances aux familles des Israéliens tués, sans jamais condamner directement le Hamas, et fustige les bombardements « indiscriminés contre les quartiers résidentiels de Gaza ». Une prise de position qui lui vaudra les foudres de Netanyahu, alors que jusqu’à présent le Premier ministre israélien avait pris soin de toujours ménager Vladimir Poutine du fait de la situation en Syrie.
Trois jours après le début de la guerre, des représentants du Hamas (organisation qui n’est pas considérée comme terroriste par Moscou) et de l’Iran entament une visite officielle en Russie. Cette visite n’est pas une première, d’autres ont eu lieu avant même 2006 et la victoire du Hamas dans la bande de Gaza. Mais là, c’est un « acte obscène de soutien au terrorisme et qui légitimise les atrocités commises par le Hamas », s’insurge Tel-Aviv. Pour le Kremlin, il s’agit avant tout de négocier la libération des otages de nationalité russe. Par ailleurs, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov réitère à ce moment-là la position officielle de la Russie qui est de « parler à toutes les parties ». Selon lui, c’est grâce à cette position « d’équidistance » que Moscou peut se vanter de vouloir participer au processus de paix.
La Russie appelle alors à un cessez-le-feu, au retour d’un règlement politique du conflit. Elle propose une résolution dans ce sens au Conseil de sécurité dès le 13 octobre 2023 – contre laquelle Washington met son veto – et entend jouer un rôle de médiateur entre les deux parties. Pour Vladimir Poutine, il s’agit d’éviter un embrasement régional.
Dès les premiers jours de guerre à Gaza, la porte-parole du Kremlin appelle aussi à la relance du Quartet pour le Moyen-Orient (ONU, UE, Russie, États-Unis) afin de « progresser (…) vers la mise en œuvre et l’application de toutes les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale qui ont été approuvées au cours de toutes ces dernières années », et non respectées par Israël. Pour David Rigoulet-Roze, cette demande de Moscou est due au fait que « la Russie se sent un peu marginalisée depuis le lancement de sa guerre en Ukraine. Elle voudrait revenir dans le jeu. Le Quartet, c’était en quelque sorte le format des grandes puissances de l’époque de la Guerre froide dont Vladimir Poutine éprouve paradoxalement une forme de nostalgie. Une espèce de consensus pour un processus qui déboucherait sur la mise en œuvre de la solution à deux États. »
« Les pays occidentaux et notamment les États-Unis répètent à l’envi qu’Israël a le droit à la légitime défense, alors qu’en tant que puissance occupante il ne jouit pas de ce droit, ainsi que le confirme l’avis consultatif de la Cour internationale de justice de l’ONU de 2004 », déclare de son côté le représentant permanente de la Russie aux Nations unies, Vassili Nebenzia, le 26 octobre 2023. « L’époque de confiance mutuelle et d’amitié [entre Moscou et Tel-Aviv, NDLR] touche à sa fin », écrit alors le commentateur politique du journal Kommersant.
En février 2024, Vladimir Poutine invite aussi de nombreuses délégations d’organismes palestiniens, dont l’Autorité palestinienne, le Hamas et le Jihad islamique. Pour le Hamas, le soutien d’un membre du Conseil de sécurité de l’ONU est essentiel. Le vice-ministre russe des Affaires étrangères reçoit également, en janvier 2024, une délégation de Houthis. Parallèlement, le Kremlin se rapproche toujours un peu plus des « ennemis d’Israël », de l’Iran au Hezbollah libanais, mais aussi des Émirats et de l’Arabie saoudite. Il est alors l’un des rares acteurs à parler à tout le monde dans la région.
Le président russe entend préempter un rôle de grand médiateur de la région par rapport aux Américains qui, en tant que soutien indéfectible d’Israël, seraient selon une déclaration du 30 octobre 2023, responsables du « chaos mortel ». « Donc il y avait sans doute l’idée de se repositionner géopolitiquement pour faire « oublier » l’agression contre l’Ukraine. La chute du régime de Damas ne s’était pas encore produite, poursuit David Rigoulet-Roze. Mais ce pari d’un rôle stratégique sur lequel a capitalisé Moscou dans la région du Moyen-Orient – où la Russie avait repris pied en intervenant militairement fin septembre 2015 pour sauver alors le régime de Bachar el-Assad -, est largement perdu avec la chute de ce régime le 8 décembre 2024. À partir de ce moment, Moscou n’a plus de relais régional et sa position géopolitique se fragilise. C’est un euphémisme puisque ses bases militaires établies en Syrie se trouvent remises en question. Et côté israélien, Moscou perd aussi de l’importance. À partir du moment où Assad est tombé, d’une certaine manière, le deal implicite avec Poutine sur la Syrie se trouve stratégiquement dévalué parce que l’État hébreu n’a plus besoin de l’accord tacite de Moscou pour achever de frapper militairement tout ce qui s’apparenterait au maintien d’une forme de présence pro-iranienne. »
À cet égard, d’aucun s’interroge sur l’énième visite du Hamas en février 2025 durant laquelle Moscou demande la libération de l’otage Alexandre Trupanov, qui sera libéré très peu de temps après. Car le président russe entend maintenir les liens non seulement avec Israël mais aussi avec la diaspora russe présente là-bas. Il considère même, à tort ou à raison, qu’elle constitue un relais d’influence russe en Israël. Aujourd’hui encore, trois vols quotidiens sont opérés entre Moscou et Tel-Aviv. « Le choix diplomatique de la Russie est clair : c’est un choix arabe. Mais Moscou hésite à en assumer pleinement les conséquences », insiste Jean de Gliniasty.
Une stratégie payante ?
Pourquoi ce changement de position dans l’approche jusque-là très « modérée » de Moscou dans le conflit israélo-palestinien ? Plusieurs possibilités sont avancées. Tout d’abord, détourner l’attention de la guerre en Ukraine. Aussi, s’ériger contre les États-Unis qui défendent inconditionnellement Israël. À ce titre, Vladimir Poutine affirme dès le lendemain du 7-Octobre : « Je ne suis certainement pas le seul à penser qu’il s’agit d’un exemple éclatant du fiasco de la politique des Etats-Unis dans la région ». Cela étant, selon Jean de Gliniasty, « on peut donner un coup de patte à l’influence américaine, mais les préoccupations russes sont avant tout celles de politique intérieure, de préoccupations pétrolières, de préoccupations d’immigration russe en Israël. » Notons que la signature des accords d’Abraham en 2020, à l’initiative de Donald Trump, représente pour la Russie une réelle déconvenue.
Ensuite, le Kremlin espère s’arroger les faveurs du Sud-Global, et notamment en Afrique où les résultats sont palpables, en prônant non sans cynisme la fin d’un colonialisme occidental, et tout particulièrement français, qui n’aurait que trop duré. « Mais cela ne sera sans doute pas suffisant pour restaurer son aura au Moyen-Orient après la chute, à bien des égards stupéfiante, du régime de Bachar el-Assad », note David Rigoulet-Roze.
« Toute l’habileté de la diplomatie russe, qui est réelle, qui est très bonne, qui est une grande diplomatie, ne suffit pas à compenser l’affaiblissement considérable du pays, pointe de son côté Jean de Gliniasty. Ils perdent des points en Asie centrale, dans le Caucase, et l’accord signé à Washington entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie est à ce titre une gifle pour la Russie. Donc, en fait, ils cherchent à rappeler, autant que faire se peut, le caractère global de leur puissance. »
Aussi, Moscou, en entretenant de bonnes relations avec le Hamas, veut s’assurer que ce dernier ne soutienne pas de groupes islamistes à l’intérieur de la Russie. Pour Jean de Gliniasty, les Russes sont lucides : « Ils savent bien qu’ils ne vont pas remplacer les Américains dans le cœur des Israéliens comme soutien à Israël. Je crois que la priorité est de gérer leurs propres musulmans. C’est une dimension importante aussi. » La Russie compte en effet près de 30 millions de musulmans. Nombre d’entre eux se sont ainsi fait entendre fin octobre 2023 lorsqu’ils ont pris d’assaut le tarmac de l’aéroport de Makhatchkala, la capitale de la république russe à majorité musulmane du Daguestan après l’annonce de l’arrivée d’un vol en provenance d’Israël. « Les tueurs d’enfants n’ont pas leur place au Daguestan », pouvait-on lire sur certaines pancartes.
« La priorité de Moscou reste de soumettre l’Ukraine et de maintenir son hégémonie sur l’ancien espace soviétique, peut-on lire dans Foreign Policy de juin dernier. D’où son opportunisme et son peu d’inclination à prendre des risques au Moyen-Orient. La Russie continuera de faire des affaires avec tous les acteurs de la région, y compris Israël. »
Pour autant, le président russe a annoncé en mars dernier que Moscou organiserait le premier sommet russo-arabe le 15 octobre prochain. Vladimir Poutine a officiellement invité les dirigeants de tous les États membres de la Ligue arabe à participer à l’événement. Il s’est dit convaincu que ce sommet contribuera à renforcer de manière significative une coopération multilatérale mutuellement avantageuse entre les deux parties, favorisant ainsi la paix, la sécurité et la stabilité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
« Il reste à savoir quels pays seront effectivement présents et à quel niveau de représentation, s’interroge David Rigoulet-Roze. Évidemment, Vladimir Poutine va tenter de capitaliser sur l’indignation internationale suscitée par la frappe ayant visé les dirigeants du Hamas réunis à Doha en manifestant son soutien à l’initiative du sommet qui s’est tenu au Qatar les 15 et 16 septembre derniers. Il veut se repositionner en Orient, se maintenir dans la région parce-que la chute du régime de Bachar el-Assad l’a en grande partie mis hors-jeu. » À ce titre, ce n’est donc pas un hasard si la Syrie d’Ahmed al-Charaa est invitée à ce sommet.
« Le problème, c’est que les Arabes réagissent encore moins que les Occidentaux face à ce qui se déroule dans la bande de Gaza, analyse Jean de Gliniasty. Si brusquement il y avait un concert de vociférations du côté arabe, les Russes probablement hausseraient le ton. Ils s’alignent beaucoup sur l’Arabie saoudite parce que Riyad est maîtresse du prix du pétrole et c’est vital pour les Russes. Donc si l’Arabie hausse le ton, les Russes en feront de même. »
Si la Russie a diplomatiquement choisi le camp des Arabes, elle veut malgré tout éviter le maximum de dégâts du côté de la relation avec Israël. Un véritable jeu d’équilibriste.
*Géopolitique de la Russie, éditions Eyrolles, 2025
Source : rfi.fr